Héloïse Rodot : « Pendant mes spectacles, je fais rire avec des sujets graves »
Fascinée par un spectacle auquel elle assiste à six ans, Héloïse – qui n’a pourtant rien d’une enfant de la balle – lance « je serai trapéziste » ! Ses parents acquiescent et sa mère monte avec elle le dossier d’entrée à l’école nationale du cirque de Châtellerault. De 14 à 17 ans, elle se forme et décroche un bac littéraire option arts du cirque en 2009. Elle est ensuite admise au centre régional des arts du cirque de Chambéry, « Arc en cirque », où elle se spécialise en trapèze danse, contorsion, dressage de rats et écrit le spectacle « Ravages à Ratbord ».
De quels ravages parlez-vous dans ce spectacle, seule en scène ? J’incarne Simone, vieille dame acariâtre qui cherche encore l’amour, veuve de Marcel, alcoolique et violent, ancienne danseuse de cabaret qui n’a plus l’âge de plaire aux hommes. Elle est un peu dérangée par la solitude, elle parle à ses amis qui sont personnifiés par des animaux morts, un renard, un furet, une belette, et à ses rats. Parce qu’elle est inconvenante et déstabilisante, elle nous fait réfléchir aux normes et aux valeurs de notre société.
Qui vous a soufflé ce personnage ?
En Terminale, je logeais chez une personne âgée inscrite dans une agence matrimoniale ; son idéalisation de l’amour, encore intacte, m’a marquée. Moi j’essaie de démythifier le Prince charmant, je cherche à tâtons… Qu’est-ce que la peur de la solitude ? Le sujet des femmes battues apparaît en filigrane, j’évoque la mort sans détour en récitant « La charogne » de Baudelaire qui ne fait pas l’impasse sur la décomposition et on rit, jusqu’à la fin. Je traite de sujets lourds sans morale, ni tristesse.
Simone a-t-elle changé depuis que vous l’avez créée ?
J’ai joué « Ravages » avec la compagnie Sans concessions 70 fois depuis 2014 et la pièce a beaucoup évolué. Grâce au Prix des Neiges, dont j’ai été lauréate en 2018 dans la catégorie « Arts », j’ai reçu une bourse qui m’a permis de rémunérer un metteur en scène avec lequel j’ai étoffé le personnage de Simone jeune, en entraîneuse de cabaret. Grâce à la Banque de Savoie qui m’a soutenue pendant deux ans, j’ai développé ma création, multiplié les répétitions, monté une vidéo de promotion qui m’a apporté plus de notoriété.
L’humour noir est-il compréhensible par tous les publics ?
Oui ! Bien sûr pour les enfants la dérision se fait plus « soft », ils saisissent ce qu’ils peuvent comprendre. Dans le spectacle « Spécimens » créé avec la Compagnie du Fil à retordre, où j’incarne Bérangère, bourgeoise condescendante, nous mêlons jonglerie, portés acrobatiques, dressage… Nous avons joué plus de 170 fois ce spectacle de cirque burlesque depuis 2015, avec des animaux de compagnie – chien, perroquet, rats – pas morts et pas sauvages !
Les décors à l’ancienne vous inspirent ?
Pas seulement les décors, les formats aussi. Nous avons repris les Entresorts, des interludes typiques des années 30 qui faisaient patienter les spectateurs entre la fête foraine et la représentation de cirque, assurées par la même famille.
On promet de présenter, pendant cinq minutes sous une tente mystérieuse, les trois derniers Peaux-rouges, le Grand Ballet de Russie ou l’Homme chauve-souris. Le plaisir de se faire rouler dans la farine ne coûte pas cher à ceux qui entrent pour voir… Avec la Horde du Poulpe, nous assurons le frisson en organisant des visites du Château de la Roche avec des entresorts horrifiques comme la tête sans corps (effet garanti de la tête du comédien posée sur une table).
Vous avez appris de nombreuses techniques comme le cerceau aérien, le diabolo, dans la tradition du spectacle circassien. Vous servent-elles souvent sur scène ?
Oui bien sûr, et j’ai entretenu mon art pendant le confinement en faisant de la musculation dans mon appartement à Chambéry ! Sur le spectacle Aori Musculus du Fil à retordre, je suis un baron*. Un comédien très costaud sollicite des personnes de l’assistance pour réaliser des prouesses de force. Je fais semblant d’avoir peur comme elles quand il me désigne avant de réussir le numéro à la surprise de tous. Nous alternons à trois sur ce rôle dans toute la France pour ne pas être repérées !
*artiste caché dans le public
De mars à juin, vous avez dû cesser vos représentations. Comment avez-vous réagi à la crise sanitaire qui touche de plein fouet le milieu du spectacle ?
Nos dates prévues en Belgique et en Alsace ont été reportées en 2021. Je suis alors entrée dans le collectif CLAC qui a réuni des artistes chambériens pour organiser de petites représentations dans la ville après le confinement. Nous cherchons en ce moment une résidence disposant d’un espace grand et haut, pour nos entraînements de danse, théâtre, cirque… La pandémie a boosté la proximité des gens de tous les milieux, même celui de la culture. Nos spectacles locaux ont eu du succès depuis juillet ! Les gens qui ne partaient pas en vacances ou n’avaient pas accès à la culture sont venus nous voir. C’est une bonne nouvelle pour notre bilan carbone : nous n’avons pas eu besoin d’aller trop loin pour trouver notre public.
Après le show burlesque, la déambulation théâtrale, quelles formes d’expression vous tentent ?
En 2019, j’ai fait de la figuration sur le tournage du film « Adieu les cons » d’Albert Dupontel. Ça m’a beaucoup plu et pour explorer cette voie, j’ai rejoint l’association de cinéma amateur Les 42 grenouilles, à Cognin. Je suis accro à tous les sports : équitation, escalade, danse, catch, j’essaie tout. La maîtrise du geste est importante sur scène. Je poursuis ma formation de clown avec des stages professionnels et pendant le confinement, je me suis mise à la peinture. Je couds des costumes, je continue à écrire beaucoup de poèmes, des carnets entiers. Rimbaud, Verlaine, Baudelaire sont mes favoris, la création me nourrit, que ce soit sous forme de romans ou de podcasts écoutés sur France Culture ou Arte Radio.