Marie-Pia Bureau : « Pour gérer un théâtre, l’enthousiasme et la rigueur sont essentiels, comme dans une entreprise »

 Dans Savoyard de coeur

Originaire des Sables d’Olonne, Marie-Pia Bureau, ouvreuse pendant ses études de lettres, a été rapidement mordue par le virus des planches. Elle a dirigé plusieurs scènes comme le Théâtre National de Strasbourg, le Théâtre de Dijon ou la Scène Nationale de la Roche-sur-Yon avant de s’épanouir dans les décors de la Scène Nationale de Chambéry.

Quelle influence peut avoir un territoire sur son théâtre ?

À Chambéry, la montagne « est » partout et « fait » tout. Dans les paysages, dans l’économie, le mode de vie, le rythme des saisons, l’eau, l’électricité, la forme des corps, l’imaginaire… Aucun territoire ne saurait être juste un décor pour son théâtre : le territoire est premier, au mieux nous contribuons à son développement. Nous l’explorons dans la programmation de l’Espace Malraux de manière thématique avec « La Chaleur des grands froids » ou les « CinéMontagne », ou directement sur le terrain en Maurienne en imaginant, en lien avec les chercheurs de l’Université Savoie Mont Blanc et les acteurs du tourisme, un itinéraire estival de découverte artistique du territoire. A la faveur d’une période de travaux qui a duré deux ans, nous avons joué hors nos murs en allant à la rencontre des gens et de leurs envies. Cette transition a renouvelé et rajeuni notre public. Nous avons par exemple monté près de Fourneaux (vallée de la Maurienne), le spectacle « Andiamo », accessible à pied ou en télésiège, à 2 500 m d’altitude. Imaginez 50 à 80 personnes partant d’un refuge et s’arrêtant régulièrement pour regarder des danseurs évoluer au cours d’une randonnée de deux heures !

Quelles relations entretenez-vous avec les Chambériens depuis votre arrivée dans la ville ?

En arrivant, je voulais que les Chambériens soient de plus en plus nombreux à apprécier nos programmes et… c’est le cas ! Nous enregistrons désormais 100 000 entrées par an, sans doute parce que nous sommes éclectiques en matière de disciplines et d’esthétiques. Notre devoir est de veiller à la qualité, présente aussi bien dans les formes populaires que dans les œuvres émergentes qui n’ont pas encore trouvé leur public. La confiance s’instaure avec des pièces ou des comédiens reconnus. Mais nous en profitons pour attiser la curiosité vers des créations moins traditionnelles, faisant appel aux arts plastiques, à la danse ou au cirque. Notre public évolue avec nous vers plus d’ouverture : nous avons la chance de vivre près des frontières. Avec nos voisins transfrontaliers, nous partageons des projets soutenus par des fonds européens « Feder ». En partenariat avec le festival Torinodanza de Turin, l’association piémontaise Dislivelli et l’Université Savoie Mont Blanc, nous menons en montagne un projet d’innovation culturelle intitulé « Corpo Links Cluster ». Il renforce l’attractivité du territoire avec des propositions artistiques co‑construites avec les acteurs locaux. En partenariat avec Vidy‑Lausanne, le Théâtre Saint Gervais à Genève et Bonlieu scène nationale à Annecy, nous menons un projet intitulé « PEPS » pour la création d’une véritable plateforme économique transfrontalière de production scénique, à dimension européenne.

Vous développez des partenariats avec les acteurs culturels de la région, mais êtes-vous également en contact avec les entreprises locales ?

Oui, et notre tout nouveau Club de mécénat d’entreprises a créé la surprise ! Nous nous attendions à réunir une quinzaine d’entreprises et 33 se sont intéressées à notre proposition ! La plupart soutenaient déjà des clubs sportifs mais le bon climat économique aidant, elles ont décidé de diversifier leurs actions. Leurs dirigeants nous ont rapporté que leurs épouses les avaient parfois influencés pour qu’ils s’engagent sur le terrain de la culture. Ce succès renforce nos fonds, bien sûr, mais il annonce surtout l’avènement d’un nouveau public pour notre théâtre.

Quelles sont les valeurs qui vous inspirent pour diriger l’Espace Malraux ?

Avec le temps, j’ai découvert les vertus du dialogue et je me suis formée au droit du travail et aux réglementations de sécurité inhérentes à mes responsabilités. Notre statut associatif et nos missions de service public ne nous dégagent d’aucune obligation managériale. L’Espace Malraux emploie 34 salariés, environ 80 techniciens intermittents et une trentaine d’hôtes d’accueil chaque année. Nous programmons 330 spectacles par an, ce qui suppose une énorme disponibilité des équipes. Si pour ma part je vois au moins 200 spectacles par an depuis 30 ans, je ne peux pas exiger un tel investissement de mes collaborateurs. D’autre part, s’accepter comme acteur économique mérite qu’on s’interroge sur le modèle adopté, sur son impact sur les gens et leur territoire. C’est dans cette optique que je vise le label Lucie (norme Iso 26 000) qui induit notre progression en RSE. Nous évaluons par exemple le bilan carbone de nos transports de décor et nous envisageons de mutualiser ce poste avec d’autres théâtres alentours. Nous sommes par ailleurs adhérents du Réseau Entreprendre Savoie dont les valeurs sont la personne, la gratuité et la réciprocité.

Dans l’idéal, quel modèle économique vous paraît le plus juste et le plus efficace ?

L’économie circulaire est écologiquement et humainement intéressante. Nous en faisons l’expérience avec La Base, un tiers‑lieu culturel auquel nous faisons de la place dans l’enceinte du bâtiment Malraux, en association avec L’Endroit, lieu de fabrique artistique piloté par trois compagnies et un restaurateur. La Base est un lieu de vie ouvert en continu avec un bar‑restaurant, une petite scène, un studio de répétition, des bureaux pour les compagnies, une salle de cinéma, des galeries d’exposition, un espace pour les enfants et des activités programmées par ceux qui ont envie de s’impliquer (débats, séances de ciné, présentations de travaux, ouverture de répétitions, formations, échanges de savoir). Sur un principe d’économie circulaire, les bénéfices du bar permettent de financer les activités du tiers‑lieu.

Pensez-vous que le monde de la culture et celui de l’entreprise soient compatibles, voire complémentaires ?

Absolument ! Il est vrai que longtemps dans les théâtres, il a paru contraire à nos valeurs de nouer des liens avec le monde entrepreneurial. Dans les années 80, l’imagerie des patrons‑vainqueurs aux sourires flamboyants s’opposait à celle du théâtre, lieu de réflexion joyeux et poétique. Heureusement, ces deux caricatures s’effacent. D’ailleurs, si le management était tabou dans le milieu du théâtre quand j’ai débuté, le paternalisme y régnait en maître et il y avait très peu de femmes directrices de théâtre. J’ai beaucoup appris des méthodes managériales de mes amis chefs d’entreprise qui, eux, avaient déjà réfléchi aux problématiques de parité. Après les rapports de Reine Prat (2006 et 2009) sur l’absurde invisibilité des femmes dans le monde de la culture, après les mouvements « de libération de la parole » ou « #metoo », les femmes restent largement sous représentées dans nos entités. L’Espace Malraux tente de faire mieux cette année : sur 85 projets, 38% de leurs porteurs sont des hommes, 30% des femmes, le reste est porté par des collectifs mixtes. A la féminisation des effectifs s’ajoute la professionnalisation de nos pratiques, nécessaire dans un monde du spectacle où l’offre s’est démultipliée, à l’instar de chaque secteur. En ce sens, le Club de mécénat ouvre aussi à l’Espace Malraux une porte pour œuvrer vers cette complémentarité.

www.malrauxchambery.fr

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